Le voyage sans rien voir

À la direction financière de ce grand groupe électronique, Mme Bourdais-Maligne  prit sur son bureau le chèque d’une vingtaine de millions de dollars et le billet pour New York en Concorde. Elle mit les deux dans son sac à main et partit pour Orly. Le montant du chèque n’avait rien d’exceptionnel ; ce n’était pas le contrat du siècle, juste le tiers versé à la commande, d’un gros contrat. Le mode de paiement était un peu plus inhabituel.

Chez le client – institution aéroportuaire d’un pays du Moyen-Orient -, les procédures administratives pour un transfert international de fonds étaient fort longues, alors que le décideur ouvrait, sur-le-champ, signer un chèque. Il l’avait fait , émis sur une banque new-yorkaise, dans laquelle notre groupe électronique avait donc aussitôt ouvert un compte rémunéré.

On était le jeudi matin, le vendredi était férié pour les banques américaines, puis venait le week-end. En déposant le chèque à la banque émettrice aujourd’hui avant 10 heures, la date de valeur serait celle du jour, et l’on gagnerait donc quatre jours d’intérêts. Compte-tenu de la somme et des taux, cela valait largement un billet de Concorde.

Dans l’avion, Mme Bourdais-Maligne se sentit un peu serrée. Non pas le cœur serré – cela ne viendra que plus tard -, serrée tout court. Il faut dire que, pour voler à mach 2, le Concorde n’en est pas pour autant spacieux, et que le gros homme d’affaires assis à côté d’elle, non content de confisquer l’accoudoir, lui enfonçait son coude dans les côtes.

Le cœur ne lui serra, sous les côtes ,que lorsqu’elle dut remplir la fiche de douane. Une ligne indiquait qu’il fallait déclarer les sommes transportées. Le chèque était-il visé par le mot valuables ? Devait-elle le déclarer ? Elle n’avait pas pensé à se renseigner à ce sujet.

Après s’être longuement interrogée, Mme Bourdais-Maligne , décida que, le cas échéant, elle ferait la sotte; que si une fouille faisait découvrir l’enveloppe qu’elle venait de glisser au milieu de son livre, et le chèque dans l’enveloppe, elle s’exclamerait avec une feinte ardeur : « Ah bon, ce chèque est là ? J’avais pris cette enveloppe machinalement pour marquer ma page…« 

Comme s’il était habituel qu’elle utilisât comme signet des chèques de 20 millions de dollars, comme s’il y en avait plein sa bibliothèque. Mais la question ne lui fut pas posée. Le Concorde atterrit à New York trois heures avant d’avoir décollé, compte tenu du décalage horaire, naturellement. Mme Bourdais-Maligne prit un taxi – il n’était pas même besoin d’hélicoptère. Partie de Paris à 11 heures, elle était avant 10 heures à la banque où, naturellement, elle ne fit pas la queue à un guichet.

Le chèque dûment enregistré, Mme Bourdais-Maligne n’avait plus qu’à rentrer – par un vol ordinaire, puisque, dans tous les cas, elle ne pourrait être à Paris que le soir, à son bureau que le lendemain. De toute façon, quelques heures de travail gagnées, ou de fatigue pour elle évitées, ne valaient plus, pour sa société, le surcoût du billet de Concorde.

Mme Bourdais-Maligne venait de faire 12 000 kilomètres dans la journée. Elle n’avait apprécié le déjeuner offert dans le Concorde, surabondant en caviar et foie gras, que parce qu’il permettait à son voisin de lever le coude et donc de le lui ôter des côtes. Elle avait dormi au retour.

De New York, elle n’avait vu qu’un bureau, assez semblable au sien, n’avait aperçu que quelques rues qu’elle connait déjà. Mme Bourdais-Maligne venait d’effectuer ce qu’on appelle un voyage d’affaires.

 

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