Le partage des océans

Une route terrestre a une évidente réalité physique, mais une route maritime, qu’est-ce ? Une simple abstraction désignant des flux de marchandises? Des histoires sibyllines d’alizés, de latitude et des courants ?

Au temps des galères, une route maritime est une réalité tout aussi physique que l’autre, et presque aussi terrestre. La nécessité de reposer et de réchauffer la chiourme dont rien n’abrite l’unique chemise, de reprendre du ravitaillement dont la galère ne peut emporter que de petites quantités impose un véritable cabotage. Les puissances maritimes doivent avoir, autour des bassins de la Méditerranée, de véritables chaînes de ports militaires. Si la chaîne est rompue, la flotte est paralysée.

Avec le navire et son plus long rayon d’action, la route maritime perd donc ses boulets côtiers? Pas tout à fait. Des esclaves restent nécessaires: la ville du Cap, par exemple, sera créée le 6 avril 1652, parce que la Compagnie des Indes orientales a envoyé Johan Van Riebeck avec mission  d’établir une station où les navires pourraient « toucher sûrement et se ravitailler en viande, en légumes et en eau ». Il faut dire que de Texel, au large d’Amsterdam, jusqu’au cap de Bonne-Espérance, le voyage durait de trois mois et demi à six mois. Les guerres contre les Anglais et les Français allaient le rallonger encore: pour échapper aux corsaires, les navires hollandais durent commencer par faire une boucle au nord, en remontant le long de la Norvège puis en virant à l’est devant l’Islande. Quand ils arrivaient au sud de l’Afrique, le scorbut faisait rage à bord, et il n’était que temps de trouver une escale.

Mais d’Amsterdam au Cap, il y a une trotte. Au moins, entre les deux, la mer est-elle libre…Pas  du tout. C’est là qu’intervient le pape. Au prétexte que saint Pierre a marché sur les eaux, il se réserve le droit de régler les relations maritimes entre l’ensemble des peuples. Par la bulle Inter Cætera, du 4 mai 1493, le pape Alexandre VI accorde au roi d’Espagne tous les continents et îles trouvés ou à trouver à l’ouest d’une ligne tracée à 100 lieues à l’ouest des Açores et du Cap-Vert. Ceux qui la franchissent sont considérés comme pirates et frappés d’excommunication.

Seulement le pape n’est pas marin. Il se trouve que, pour passer le cap de la Bonne-Espérance, naviguer à l’est, donc , et rester dans leur zone, les navires portugais ont besoin, au départ, de s’éloigner davantage de la côte africaine. les deux puissances maritimes se mettent heureusement d’accord sur ces aménagements techniques et, par le traité de Tordesillas, le 7 juin 1494, reportent la ligne de démarcation dans l’Atlantique à 370 lieues à l’ouest des îles du Cap-Vert. Le pape Jules II entérine l’accord par sa bulle Ex Quae, en 1506.

Excommunication=exclusion des voies de navigation

Après le voyage de Magellan et l’arrivée des Espagnols aux Philippines, il fallut aussi délimiter le Pacifique. Comme Charles Quint avait besoin d’argent, les Portugais, au traité de Saragosse, le 22 avril 1529, purent lui acheter pour 350 00 ducats une « marcation » qui plaçait la ligne à 17° à l’est des Moluques, ce qui leur réservait les îles à épices – et d’ailleurs les Philippines, fait qui entraînerait ensuite de nombreux conflits.

Les exclus ne sont évidemment pas contents. En 1533, François Ier réussit à obtenir du pape Clément VII une interprétation de la bulle de 1493: celle-ci ne concernerait que les terres déjà découvertes à cette date et non celles à découvrir.

Déjà, bravant excommunication et représailles, des commerçants et des pirates français vont au Brésil; vers le milieu du siècle, l’amiral Gaspard de Coligny fera même, à Rio de Janeiro, une tentative d’établissement français. Mais l’amiral a le défaut d’être protestant… Il en perdra tout soutien, et, au traité de Cateau-Cambrésis, en 1559, le roi de France, Henri II, admet qu’au sud du tropique de Cancer les navires français sont saisis  comme pirates. La France renonce ainsi à l’Amérique du Sud, mais se réserve l’hypothèse de celle du Nord.

De l’autre côté du monde, les Hollandais arrivent dans les régions à épices où les Portugais sont affaiblis; ils sont armés de poudre et de théorie – celle qu’Hugo Grotius expose, en 1609, dans son Mare liberum : liberté des mers et libre commerce sont des droits naturels et imprescriptibles de l’homme, et doivent donc avoir force de lois pour les nations; en conséquence, les Portugais ne sont pas fondés à vouloir exclure les Hollandais du commerce des îles à épices.

À peine arrivés, les Hollandais signent des contrats d’exclusivité avec tous les pouvoirs locaux et installent leur monopole. Les Anglais, qui les ont suivis dans la mer libre, protestent : et le Mare liberum ? Comment ! répondent les Hollandais, la liberté du commerce, c’est aussi celle de signer des contrats; les indigènes n’ont pas le droit de violer ceux qu’ils ont signer avec nous, pas plus que vous n’avez le droit de  les inciter ç les violer; le commerce était libre avant leur signature.

Le bruit du canon couvrit rapidement celui des débats…

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