Des voyages qui durent…

Le voyage, aujourd’hui, c’est ce que l’on fait une fois arrivé à destination; le trajet compte pour peu dans l’affaire. Longtemps, bien sûr, ce fut l’inverse: le voyage, c’était d’abord le temps; fort long, mis à se rendre d’un point à un autre. Au début du XVIe siècle, un marchand en voyages d’affaires mettait quinze jours pour aller de Bruxelles à Madrid par la France; ses marchandises, transportées par chariots, faisaient 30 à 40 kilomètres par jour.

Pour leur correspondance, les marchands avaient des courriers spéciaux qui, vers 1516, allaient de Bruxelles à Lyon, il leur fallait trois jours et demi l’été et quatre l’hiver; de Bruxelles à Lyon, dix jours et demi et douze jours. En France, ils pouvaient aussi utiliser la poste royale; sur les terres de l’empire, la poste de la famille milanaise des Taxis, gouvernementale depuis 1505 et qui, d’Italie à Bruxelles par le Tyrol et l’Eifel, mettait cinq jours et demi , parcourant 135 kilomètres par jour.

Le voyage par mer est autrement incertain et tributaire des saisons. La vitesse varie, selon les types de bateau, de 1 mille à l’heure à 10 kilomètres à l’heure. Les caravelles, jaugeant de 200 à 500 tonneaux, sont rapides mais peu résistantes et doivent hiverner; les lourds navires de transport, hulques ou camardes, peuvent voyager en toute saison, mais transportent leur 45 à 110 tonnes de fret en mettant, en moyenne, un an pour aller d’Anvers en Andalousie et en revenir, alors que, dans les meilleures conditions, un navire rapide relie en quinze jours, Anvers à Lisbonne.

En Méditerranée, l’irrégularité est très grande: de Venise à Istanbul, il faut de vingt-neuf à soixante-treize jours; de Venise à Jaffa, de quarante à cinquante jours; de Tunis à Livourne, de six à vingt jours. Jamais, bien sûr, et jusqu’à nos jours, le voyage maritime n’aura la ponctualité du chemin de fer.

Quand on flâne aujourd’hui dans les anciens quartiers résidentiels de Marseille, in ne peut manquer d’être frappé par l’importance de certains pavillons, véritables tours de guet, qui se dressent tantôt isolés sur la colline, au milieu d’un parc, tantôt surélèvent la partie centrale de villas elles-mêmes situées sur des point élevés.

Avant l’invention de la télégraphie sans fil, c’est là que les négociants surveillaient le retour des navires. La connaissance anticipée de l’arrivée d’une cargaison inattendue pouvait permettre des « coups de Bourse » extraordinaires. »¹

Au-delà de la sécheresse des chiffres, la durée des trajets pèse son poids d’inquiétude et de périls pour les commanditaires et les équipages. Le trafic entre Séville et l’Amérique espagnole, en cumulant l’aller et le retour, passe de 15 680 tonneaux de 2.8 m³ pour la période 1506-1510 à 273 560 tonneaux pour 1606-1610. De Séville, les caravelles descendent jusqu’aux Canaries en douze jours, de là ils gagnent les Petites Antilles en trente jours, puis, de nouveau en trente jours, rejoignent Veracruz ou Nombre de Dios, sur l’isthme de Panama. Pour le retour, il faut d’abord remonter jusqu’à la Havane, ce qu prend de soixante à soixante-dix jours, puis soixante-dix jours pour atteindre Cadix en faisant escale aux Açores, à Angra do Heroismo.

La route du Portugal à l’Amérique du Sud longe la côte africaine par Madère, les Canaries et les îles du Cap-Ver, avant de piquer sur, de l’autre côté, les îles de Saint-Paul et de Fernando Noronha. De Lisbonne à Rio de Janeiro, les caravelles peuvent aussi mettre soixante jours; elles en mettent souvent trente de plus.

Et si ces chiffres sont lourds d’angoisse pour les équipages, que dire de la cargaison lorsque celle-ci est humaine ? Entre la côte d’Afrique et le Brésil, les caravelles portugaises qui transportent les esclaves noirs mettent trente-cinq jours de l’Angola à Pernambouc, quarante jours jusqu’à Bahia, cinquante jusqu’à Rio de Janeiro. Parfois, la moitié meurt en route…

¹. Jean Boissieu, Quand Marseille tenait les clés de l’Orient.

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